lundi 30 novembre 2009

Texte Huxley, Le Meilleurs des Mondes

UN bâtiment gris et trapu de trente-quatre étages seulement. Au-dessus de l'entrée principale, les mots : CENTRE D'INCUBATION ET DE CONDITIONNEMENT DE LONDRES-CENTRAL, et, dans un écusson, la devise de l'État mondial : COMMUNAUTÉ, IDENTITÉ, STABILITÉ.
L'énorme pièce du rez-de-chaussée était exposée au nord. En dépit de l'été qui régnait au-delà des vitres, en dépit de toute la chaleur tropicale de la pièce elle-même, ce n'étaient que de maigres rayons d'une lumière crue et froide qui se déversaient par les fenêtres. Les blouses des travailleurs étaient blanches, leurs mains, gantées de caoutchouc pâle, de teinte cadavérique. La lumière était gelée, morte, fantomatique. Ce n'est qu'aux cylindres jaunes des microscopes qu'elle empruntait un peu de substance riche et vivante, étendue le long des tubes comme du beurre.
— Et ceci, dit le Directeur, ouvrant la porte, c'est la Salle de Fécondation.
Au moment où le Directeur de l'Incubation et du Conditionnement entra dans la pièce, trois cents Fécondateurs, penchés sur leurs instruments, étaient plongés dans ce silence où l'on ose à peine respirer, dans ce chantonnement ou ce sifflotement inconscients, par quoi se traduit la concentration la plus profonde. Une bande d'étudiants nouvellement arrivés, très jeunes, roses et imberbes, se pressaient, pénétrés d'une certaine appréhension, voire de quelque humilité, sur les talons du Directeur. Chacun d'eux portait un cahier de notes, dans lequel, chaque fois que le grand homme parlait, il griffonnait désespérément. Ils puisaient ici leur savoir à la source même. C'était un privilège rare. Le D.I.C. de Londres-Central s'attachait toujours à faire faire à ses nouveaux étudiants, sous sa conduite personnelle, le tour des divers services.
« Simplement pour vous donner une idée d'ensemble », leur expliquait-il. Car il fallait, bien entendu, qu'ils eussent un semblant d'idée d'ensemble, si l'on voulait qu'ils fissent leur travail intelligemment, — et cependant qu'ils en eussent le moins possible, si l'on voulait qu'ils fussent plus tard des membres convenables et heureux de la société. Car les détails, comme chacun le sait, conduisent à la vertu et au bonheur; les généralités sont, au point de vue intellectuel, des maux inévitables. Ce ne sont pas les philosophes, mais bien ceux qui s'adonnent au bois découpé et aux collections de timbres, qui constituent l'armature de la société.
— Demain, ajoutait-il, leur adressant un sourire empreint d'une bonhomie légèrement menaçante, vous vous mettrez au travail sérieux. Vous n'aurez pas de temps à consacrer aux généralités... D'ici là...
D'ici là, c'était un privilège. De la source même, droit au cahier de notes. Les jeunes gens griffonnaient fébrilement.
Grand, plutôt maigre, mais bien droit, le Directeur s'avança dans la pièce. Il avait le menton allongé et les dents fortes, un peu proéminentes, que parvenaient tout juste à recouvrir, lorsqu'il ne parlait pas, ses lèvres pleines à la courbe fleurie. Vieux, jeune ? Trente ans? Cinquante ? Cinquante-cinq ? C'était difficile à dire. Et, au surplus, la question ne se posait pas ; dans cette année de stabilité, cette année 632 de N.F., il ne venait à l'idée de personne de la poser.

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